Autrefois très en vogue notamment chez nos rivaux anglo-saxons avec des duos légendaires comme Wilkinson-Catt ou Ford-Farrell, cette configuration avec deux ouvreurs au centre du terrain semble avoir fait son temps. Mais pourquoi ?
La mode du fameux "cinq-huitième" (un terme un brin barbare qui vient de l’anglais où le poste de premier centre est appelé "first five-eight", donc "premier cinq-huitième") n’est pas si vieille que cela. Cette mode consistait à aligner un ouvreur au poste de premier centre, alignant ainsi deux demis d’ouverture au centre du terrain. Souvenez-vous : il y a quelques années en arrière, le jeu de l’Angleterre était piloté par deux hommes, deux ouvreurs : George Ford et Owen Farrell. C’était d’ailleurs la réminiscence d’une période bénie, celle de la Coupe du monde 2003 où le XV de la Rose était mené de main de maître par deux ouvreurs de formation : Jonny Wilkinson et Mike Catt qui avaient mené leurs coéquipiers jusqu’au titre suprême, au nez et à la barbe des hôtes de la compétition, les Wallabies.
Il y a quelques années, cette mode était revenue au goût du jour pour contourner des défenses toujours plus agressives : "C’est la clé du rugby moderne, nous confiait un technicien à l’époque. Le jeu va tellement vite qu’on ne peut pas compter sur un seul demi d’ouverture pour conduire le jeu et prendre les bonnes décisions. S’il est pris ou retardé pour quelconque raison, un autre doit le suppléer. Et en plus, quand les deux joueurs sont disponibles et sur leurs pieds, le fait d’avoir deux ouvreurs vous permet d’allonger les passes pour contourner des défenses qui sont toujours plus agressives."
Là encore, il faut replacer ces propos dans le contexte de l’époque : au milieu des années 2010 les Saracens régnaient sans partage sur l’Europe (champions en 2016, 2017, 2019) et l’Angleterre grâce à leur fameux « Wolfpack » ("meute de loups", en français, un système de jeu basé sur une défense ultra-agressive visant à laisser la possession à l’adversaire pour mieux le contrer sur des turnovers obtenus grâce à ces fameuses montées. En réponse, les techniciens avaient donc ressorti des cartons cette fameuse configuration avec deux ouvreurs pour contourner ces murs de joueurs lancés comme des trains…
Quelques années plus tard, où en est-on ? Eh bien il semblerait que cette mode ait fait son temps. Même les Anglais sont revenus à une configuration plus classique, avec un vrai demi d’ouverture (Fin Smith) et un centre puissant, en l’occurrence Ollie Lawrence qui n’est pas sans rappeler son prédécesseur, Manu Tuilagi. Marcus Smith a ainsi glissé à l’arrière mais c’est un point sur lequel nous reviendrons.
En France, c’est pareil : le XV de France a trouvé Yoram Moefana en digne successeur de Jonathan Danty, tandis que dans la grande majorité des équipes de Top 14, les managers préfèrent faire confiance à un centre puissant pour tenir leur milieu du terrain. Pêle-mêle, on vous citera Van Rensburg, Tapuai et Moefana à l’UBB, Serfontein à Montpellier, Akhi ou Chocobares à Toulouse, Tuilagi à Bayonne, Moala à Clermont et l’on en passe…
Même le XV de France s’y était essayé en associant Matthieu Jalibert et Romain Ntamack lors de la tournée d’automne 2021, où le Toulousain avait débuté les deux premiers matchs au centre, pour deux victoires contre l’Argentine et la Géorgie. Cependant, l’expérience n’avait pas été prolongée pour le troisième et dernier match de la tournée, à savoir le plus important : la venue des All Blacks au Stade de France où Romain Ntamack avait retrouvé le maillot de numéro 10 et Matthieu Jalibert le banc des remplaçants. Depuis, plus de « Jalimack » à l’horizon…
Alors, pourquoi cette mode est-elle passée ? Certainement parce que compte tenu de l’efficacité des défenses (qui sont aujourd’hui plus « hybrides », et moins exclusives que ne l’était le Wolfpack des Saracens), les techniciens ont réalisé que la dimension physique d’un premier centre est bien trop importante pour qu’ils puissent s’en passer. Il n’est d’ailleurs pas rare que de nos jours, ces fameux premiers centres soient capables de renverser le cours d’un match, à l’image de Moala à Clermont, Aki avec l’Irlande, ou encore Moefana avec les Bleus. Et comme les espaces sont toujours plus difficiles à trouver, une équipe a besoin de cet attaquant à part qui saura mobiliser un maximum de défenseurs au centre du terrain.
Ceci étant dit, le constat établi en préambule est toujours vrai : les équipes ne peuvent plus se contenter d’un seul créateur de jeu. Aussi, plutôt que de faire évoluer un ouvreur à un poste qui n’est pas le sien, c’est le poste d’arrière qui a évolué. Autrefois très loin du jeu et uniquement chargé de venir créer un surnombre dans la ligne, l’arrière supplée de plus en plus souvent l’ouvreur dans toutes ses missions, qu’il s’agisse du rôle de premier attaquant que dans l’occupation du terrain par le jeu au pied, un secteur devenu capital avec la règle du 50-22.
Certaines équipes s’organisent aussi pour placer ces deux joueurs dans le fond de terrain en défense afin qu’ils se dépensent moins en défense et gardent un maximum de lucidité tout au long de la partie. Un changement qu’ont d’ailleurs opéré les Anglais de Gloucester, que nous avions croisé la semaine dernière au GGL Stadium : "C’est vrai que sur ce point, nous avons changé notre fusil d’épaule, reconnaissait le manager et ancien deuxième ligne du club George Skivington. Avant, nous jouions avec deux joueurs au profil d’ouvreur au centre du terrain avec Santiago Carreras et Billy Twelvetrees. Mais avec l’éclosion de Charlie Atkinson (présenté comme un grand espoir du rugby anglais au poste, N.D.L.R.) et le départ de Billy en 2023, nous avons choisi de faire glisser Santiago Carreras à l’arrière. Mais « Santi ne s’est pas éloigné du jeu pour autant, car il anime autant les séquences que Charlie."
Un constat que l’on ne pouvait que valider, tant l’Argentin fut important dans l’animation offensive des siens… Bref, le cinq-huitième a pris un sacré coup de vieux. Fera-t-il un jour son retour, comme toutes les modes ? Sait-on jamais…